Celle qui entrait dans le bocal de la marche à l’aveugle

Aujourd’hui, je me souviens de ce jour qui fut le plus pénible, et le plus bénéfique de mon séjour. Une entrée directe dans les peurs que j’étais venue travailler.
Je n’aurais jamais pensé que cela puisse être aussi angoissant, et tout aussi salvateur.

Salle de cours. Mise en place de l’ambiance. Tous les agneaux ont été enfermés dans la bergerie. Les loups ferment les portes, les fenêtres, les rideaux. La luminosité de la pièce devient feutrée, mais l’atmosphère est lourde.
On peut sentir les attentes et les appréhensions de chacun, une dernière fois, dans un ultime regard échangé les uns avec les autres. Curiosité, anxiété, amusement, contrainte… lisibles dans un échange de sourires timides.

Tout le monde ferme les yeux.
Marcher droit devant soi.
Les yeux sont clos et sans tenir compte des obstacles, ne doivent être ouverts sous aucun prétexte.
La salle est assez grande. Moquette au sol décollée à certains endroits, murs en crépis peints mais griffants, une estrade au fond de la salle et des bâtons éparpillés au sol. De nombreux obstacles en soi, en plus des 25 participants qui avancent, hésitants.
C’est parti pour 1 heure. 1 heure de confrontation avec nous-mêmes, nos stress, et nos peurs.

On sent que chacun va à son rythme, essaye de s’isoler dans sa tête. Quasiment impossible de garder les yeux fermés dans les premières minutes, on triche, par habitude. On se familiarise doucement avec les sons, les souffles, la pression environnante qui permet même au bout de quelques minutes de sentir que les murs se rapprochent, que la couleur qui danse derrière les paupières closes permet de repérer la lumière extérieure. Même les rares rayons du soleil qui filtrent dans l’interstice des rideaux donne une indication par leur chaleur.

Puis je me concentre sur moi-même. J’arrête de me demander ce que je dois faire, ce que je dois appréhender ou chercher. J’avance.
Je respire, doucement. 2 pas d’inspiration, 5 pas d’expiration.
Je cherche les souffles des autres, j’essaye de sentir les murs, de faire glisser mes pieds au sol pour choquer les bâtons et ne pas les écraser.
Puis, changement de « stratégie ». Je vais maintenant essayer de me servir des bruits et des obstacles comme guide. Les respirations donnent du rythme à ma marche. Les bâtons que je rencontre deviennent des directions, comme des panneaux, les corps que je percute m’envoient en arrière et je reprends la direction que mon corps ressent après l’impact.
Et les premiers souffles qui s’accélèrent, les premières respirations forcées par les « coups ».
J’aurais dû m’en douter. Jean Marie a bien évidemment prévu de nous toucher, de nous caresser, de nous pousser, de nous frapper, pour nous surprendre, nous et nos émotions.
On se cogne, on se croise, on se percute, on s’excuse, on se pardonne.
J’attrape les mains que je croise, je caresse les dos que je rencontre, je tapote les épaules qui me dévient.
Jusqu’à la première poussée de Jean Marie. Il est derrière moi et me pousse dans le dos. Envie de sourire. Salopard, j’aurais dû m’en douter. Je tente la vague systémique pour lui montrer que je suis détendue. Il me pousse la hanche, l’épaule, et j’entends un « Bieeeen Steph … » mais ce n’est pas sa voix !!! Merde, ils sont plusieurs !!!
OK. Il doit y avoir Jean Marie dans un coin et Manu de l’autre coté, évidemment !
Effectivement, je me dirige instinctivement vers l’autre côté de la salle pour le vérifier.
Bingo, il y a un couteau d’entraînement qui vient s’appuyer sur ma gorge, puis sur mon bras… Le couteau … celui que j’ai en horreur ! Sûre que ce coup-ci, je suis face à Jean Marie !!!
Pourtant, au centre de la pièce, un cri est poussé, tandis qu’à l’autre bout, un souffle s’étouffe dans un rire sonore … Ouch, ils sont 3 … minimum.

Ca va devenir compliqué de ne pas se faire toucher.
Je me mets en mode « invisible ». Mon Dieu, rendez moi invisible. Qu’ils ne me touchent pas !
Cela fonctionne pendant quasiment 2 tours. J’arrive à appréhender les murs, à contourner les bâtons, à ne faire qu’effleurer les gens, et aucun objet ni aucun coup ne vient me toucher.
Yes, je décide de ce qu’il m’arrive ! Si je décide qu’ils ne me voient pas, la magie opère ! Et je disparais !
Mais ma toute puissance ne dure que le temps de ces 2 tours …
Au rythme de l’expiration de ma satisfaction toute naissance, je sens une main atterrir violemment sur ma joue. Je viens de prendre une gifle.
Ok, ça claque. Mais bon, je continue … Et paf, une deuxième. Aie. Bon, ok, je continue … Une troisième, plus forte. Heu, non, là, ce n’est pas juste ! Je n’ai pas mérité de ne pas pouvoir continuer ma marche en contrôle et en satisfaction ! Puis 4, puis 5 … Voilà … L’histoire de ma vie me saute au visage. Je la prends de plein fouet, en pleine conscience.
Je n’ai que quelques instants pour profiter de la plénitude, que je me prends un coup violent, un coup qui m’arrête net, un coup que je n’ai pas mérité et qui me renvoie à ma souffrance. Toute ma vie je n’ai eu que l’impression de contrôler mon chemin, pour être arrêter par l’injustice des coups que j’ai pris. Violents. Injustifiés.
Mes oreilles sifflent. Mes yeux se mouillent.
Je reconnais mon « agresseur » lorsqu’il m’attrape doucement le bras et me rapproche de lui. La texture de son gilet, l’odeur qui l’entoure, le bruit de son soupir … Jean-Marie.
Je me retiens de le prendre dans mes bras, de réclamer sa compassion, mais lorsqu’il prend lui-même l’initiative de me serrer contre lui et qu’il me caresse doucement et chaleureusement le dos, je verse quelques larmes. Je ne me sens pas prête à craquer, je refuse. Je laisse juste sortir quelques gouttes pour vider le trop plein. Pfffffooou, je respire un grand coup, j’y retourne.
Je me concentre sur mon cœur, et sur l’intention précédente de ne pas être touchée, qu’on me laisse faire un tour toute seule.
J’y arrive presque. Je sens au passage une main se poser doucement dans mon cou. C’est agréable la première seconde, et pourtant, c’est tout aussi désagréable. A cet instant, je n’ai pas envie de la pitié que l’on m’offre parce que les larmes sont encore sur mes joues. C’est mignon, mais garde ta pitié et laisse moi avancer. Mais c’est gentil, j’esquisse un sourire et je repars doucement, finalement soulagée.

Je suis dans ma tête. Et pourtant, mes omoplates me brûlent. Je sens la chaleur de mon corps remonter vers ma nuque. Impossible de sentir le sol, et mes jambes. Je suis en train d’essayer de sortir de l’instant, mon inconscient tente une sortie de corps ! Merde. Je m’arrête, je respire. Non, je dois rester là, je dois être là !
Au fond de la pièce, le bruit d’un homme qui pleure. Je redescends aussitôt. Continue. Marche. Sa peine ne t’appartient pas, mais appuie toi dessus pour rester connectée au groupe. Avance !

C’est reparti. Je pleure. Doucement. Je sais que les larmes ne s’arrêteront plus de couler jusqu’à la fin de l’exercice. Alors je les laisse rouler sur mes joues, en essuyant mon nez tant bien que mal avec les pauvres manches de mon gilet, en reniflant bruyamment, en levant la tête vers l’arrière pour tenter de refouler le flot morveux de mon nez … J’en ai marre, je veux que ça s’arrête. Les coups continuent à pleuvoir autour de moi. Des souffles, des rires, bientôt des pleurs … Et un cri. Un hurlement ! Il me glace le sang et m’arrête net. Mes poings se serrent et mes épaules se soulèvent, mon dos se courbe et ma tête s’enfonce dans mon cou. Je fais le gros dos et mes bras se plient instinctivement, comme un loup qui sentirait son petit en danger. Je ne dois pas bondir, pas hurler, je dois serrer les dents et accepter ce qu’il se passe ! Ouuuuf, dur.
Et les coups continus, les râles s’accélèrent, se font plus intenses, et raisonnent de partout !
Impossible de gérer. Je marche sans penser, je pleure sans m’arrêter, j’ai des fourmis dans les poings à force de les serrer, c’est insoutenable !
Mais crie merde ! Si ça te dérange, arrête les !!! HURLE !!!!!!
A la seconde où mon corps se fige et où le son de ma voix s’apprête à sortir, c’est la fin de l’exercice.
Comme si la providence avait considéré que j’étais enfin arrivée à la limite du supportable, à la limite de mon possible !
« Allongez vous par terre et respirez… »
Enfin la délivrance.
Que neni. Je m’écroule au sol, tremblante, haletante. Me voici en train de lutter contre une transe. Une pression énorme me sort par le haut du dos. Mes omoplates se collent au sol, mon dos se soulève et se cambre, mes genoux se replient, ma tête part en arrière. Contrôle, respiration ! Ok, je gère … Tu parles, rien du tout, ça recommence, mon corps se cambre, les larmes explosent. Mon corps est en ébullition !!!!!! Je gémis, mes yeux se plissent et refusent de s’ouvrir.
Une main se pause sur mon front. Une autre sur mon épaule. Je redescends doucement en contact avec le sol et j’expire bruyamment. Bienveillance palpable. Je me sens accompagnée. Je résiste encore un peu mais je ne lutte plus. Le calme revient. J’essaye d’écouter les consignes de Jean-Marie pour nous calmer ; impossible de suivre le rythme. Ma main rencontre la main bienveillante, et j’y sens tellement d’amour, que je reconnais Manu. Ca y est, je suis en parfaite confiance, je peux me calmer.
Il me faudra du temps, et j’irais bien souvent à l’inverse des consignes énoncées par JM.
Je finis par m’enrouler autour de Manu, en position fœtale, pour pouvoir enfin calmer la transe. Je me cache les oreilles pour m’isoler, et je commence, doucement, aidée par la chaleur diffusée par les mains de Manu, à reprendre mes esprits.

Exercice fini, impossible de me lever. J’ouvre péniblement les yeux, et je vois les autres se relever. Les regards s’échangent, les sourires reviennent. Comment font-ils ? Je suis incapable de tenir droitement debout et de commencer un autre exercice. Je n’ai pas repris totalement possession de mon corps et je suis nauséeuse.

Je préfère donc me retirer, sortir du bocal, discrètement, et venir écrire tout ça, avant de l’oublier. Comme si c’était possible …

Une prise de conscience par l’expérimentation. Obstacles, coups, agressions sonores … Tout ce qui fait notre quotidien, et que nous prenons de plein fouet, sans apprendre à ne pas en avoir peur.
La vie est comme cette heure de gestion du stress. Nous devons avancer, sans redouter, car toute agression n’est que passagère, et notre lâcher prise, notre acceptation de l’obstacle, nous rend plus fort, et plus apte à l’encaisser.

Toute peur, toute douleur, a une raison d’être. Tout nous permet d’apprendre sur nous-mêmes et notre environnement. Plus nous l’acceptons, plus nous l’accueillons, plus nous sommes à même de continuer à avancer.

3 commentaire sur “Celle qui entrait dans le bocal de la marche à l’aveugle

  1. toujours bcp de force et d’emotion dans tes récits. Un régale à lire , malgrès le choc de l’instant.

  2. waoh, très émouvant. Tu nous entraînes avec beaucoup de force dans ta descente vertigineuse… Merci d’avoir partagé tout cela avec autant de sincérité et de simplicité.

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